Etranger - L'Onitude

Le rejet par les Français et les Néerlandais du traité établissant une constitution européenne a incité beaucoup d’observateurs à soumettre nos opinions publiques à un véritable examen psychanalytique, digne du divan du Dr Freud. Le mécontentement largement répandu a de nombreuses causes, telles le chômage persistant nonobstant les promesses réitérées faites par la classe politique de le résoudre, l’angoisse face aux conséquences souvent mal perçues et mal expliquées de la globalisation, la peur de perdre les droits acquis propres à l’Etat de Providence, l’allergie à la société multiculturelle et ses flots d’immigrés, le  manque de passion pour une Europe bureaucratique, dont on croit qu’elle coûte chère et qui semble se diluer, au moins géographiquement. Ce désenchantement cache toutefois un phénomène beaucoup plus grave, à savoir une crise de la démocratie représentative, due à la distance profonde entre le pays légal et le pays réel. Certes, cette crise fut par le passé souvent latente dans nos démocraties. Elle fut par ailleurs exploitée par des populistes (‘je suis leur dirigeant ; donc je les suis !’) et par des apprentis autocrates de droite et de gauche. Mais il est évident que depuis la fin de la guerre froide et la disparition de la menace apocalyptique d’une conflagration thermonucléaire, les facteurs rassembleurs autour de leaders crédible se sont considérablement étiolés en Europe.  S’ajoute à cela l’extraordinaire complexification de nos sociétés contemporaines, jetées dans un océan démonté de changements et de mutations tous azimuts. Il arrive en plus que les démagogues en politique portent ombrage aux pédagogues qui tentent d’expliquer de manière nuancée quels sont les vrais défis et les solutions possibles et impossibles. Mais plus fondamentalement nos sociétés actuelles semblent confrontées à un problème plus structurel: celui de l’incommunicabilité de certaines questions. A une prochaine occasion je m’étendrai davantage sur la loi de la décroissance du savoir relatif,  paradoxe de nos sociétés de la connaissance. Je me limiterai maintenant à un autre aspect fondamental de la crise de la démocratie représentative, que j’ai appelé "l’onitude " ou le règne d’ON‘, dans un livre déjà publié il y a vingt ans sous le titre ‘La Source et l’Horizon’ (Duculot 1985).
Le mal qui frappe les Européens et qui sape leur énergie et confiance, est "l’onisation " ou la domination du ON, à savoir la dépersonnalisation sécrétée par le fonctionnement particulièrement complexe et opaque de la société d’aujourd’hui.  Le citoyen se sent réduit à une composante infinitésimale d’un immense rouage social, ayant atteint les dimensions d’une Europe de 450 millions d’habitants. Il se sent devenir une miette, divisé et sectionné mais aussi regroupé et immergé contre son gré dans de vastes ensembles sociaux, dans des organisations institutionnalisées et des technostructures labyrinthiques. Il éprouve le pouvoir, bien que démocratiquement mandaté, comme une autorité abstraite et incompréhensible dans ses desseins et décisions. On gouverne, On administre, On décrète, On impose, On réglemente, " Brussels has decided ", comme l’annoncent les radios tous les jours. Le pouvoir exercé à force de législations et mesures non transparentes, ressemble a un tableau non figuratif, alors que les hommes politiques montrent leur figure tous les soirs à la télévision.  La constitution européenne, contestée, est un bel exemple d’onitude dans la mesure où il s’agit d’un texte de 481 pages, abscons et illisible, que l’ON exige des électeurs d’approuver ou de rejeter par un simple ‘oui’ ou ‘non’. Il est vrai que les hommes et les femmes politiques sont souvent eux-mêmes victimes d’onisation, en ce sens que’ inévitablement limités par leur propre spécialisation, ils se trouvent contraints d’approuver des lois ou d’entériner des mesures, dont ils sont incapables de jauger convenablement la portée.
L’onisation de la personne humaine dans nos sociétés démocratiques se présente également dans les autres structures organisationnelles. La grande entreprise, l’université, l’administration, les syndicats, les églises, les hôpitaux …subissent les effets de l’onitude croissante. Ce phénomène, caractérisé per un exercice ‘mécaniste’ du pouvoir anonyme, bien qu’incarné par des responsables qui souvent parlent pour ne rien dire, accable le citoyen. Il en résulte au 21
ème siècle une aliénation plus grave et plus difficile à combattre, que les aliénations, par ailleurs d’une autre nature, dénoncées par Karl Marx au 19ème siècle. La réaction collective des citoyens étant de se vouer à un individualisme estimé protecteur et souhaité protectionniste.
Que faire face à cette onitude rampante? La réponse à cette question risque d’être extrêmement complexe à formuler et davantage à mettre à exécution, ce qui pourrait ajouter à l’onisation généralisée. Je reviendrai sur ce paradoxe à une autre occasion.