Littérature - Textes - Globalistan

GLOBALISTAN
 
ET LES CONSEQUENCES ECONOMIQUES DES EVENEMENTS DU 11 SEPTEMBRE.
 
Mark EYSKENS
Ministre d'Etat
 
Les conséquences des événements tragiques du 11 septembre sont à la fois conjoncturelles et structurelles, se feront sentir à court et à long terme et sont de nature à éroder davantage les différences entre la géo-économie et la géo-politique. Le terrorisme contemporain de par son échelle et de par ses moyens de destruction – y compris la bioterreur et l'arme chimique et atomique – est devenu un macro-terrorisme, qui crée un nouveau type de conflit à l'échelle planétaire. Ce macro-terrorisme est transfrontalier et procède par connivence, voire par coopération entre réseaux, même si les buts socio-politiques qu'ils poursuivent ne sont pas toujours identiques. Le "village global" devient son terrain opératoire. Le monde s'appelle depuis le 11 septembre "Globalistan". De Al Quaeda à Abou Nidal, du Hamas au Hezbohlla en passant par le Jihad, de l'ETA en Espagne à l'IRA en Irlande, le terrorisme se maintient et se propage non seulement à cause de frustrations et d'incompréhension et par esprit de vengeance et de haine, mais aussi grâce à la mise en oeuvre d'instruments économiques parfois licites, souvent illicites, clandestins et frauduleux: la production de stupéfiants, le trafic de drogues et d'armes, en utilisant la corruption, l'exploitation de la prostitution, la fraude de tout genre et les pratiques mafieuses. Il est évident que la mondialisation de l'économie et la libre circulation des biens, des personnes et des capitaux constituent, plus que par le passé, un véhicule propice au développement d'activités criminelles et terroristes.

1. La destruction des tours jumelles du WTC à New York à eu d'énormes conséquences financières directes et indirectes, sans compter les pertes de vies humaines et les dommages subis par beaucoup de sociétés établies dans les deux tours. Les dégâts matériels infligés à la ville de New-York et les coûts des travaux de sauvetage sont estimés à 100 milliards de dollars. S'ajoutent à cela les dépenses supplémentaires des compagnies d'assurance (dans certains cas pour des montants gigantesques qui, à travers les techniques de réassurance, touchent beaucoup de compagnies d'assurance occidentales), le manque à gagner des compagnies aériennes et du secteur du tourisme. Les effets négatifs pour l'entièreté de l'économie américaine sont encore plus considérables en termes de perte d'emplois, de chute des cours en bourse, de baisse de la consommation. Le gouvernement américain est obligé d'augmenter tous azimuts les dépenses en matière de sécurité, de surveillance et de contrôle, alors que – selon le Center for Strategic Studies - l'intervention en Afghanistan aurait coûté au moins 1 milliard de dollars par semaine, sans compter les programmes d'aide humanitaire et le soutien accordé aux pays voisins. Tout cela sans tenir compte des dommages matériels et moraux encourus par les nombreuses victimes de la situation en Afghanistan, des coûts de la reconstruction du pays et de l'envoi et de la présence d'une force de paix internationale .

2. L'attaque terroriste aux Etats-Unis a sans aucun doute accéléré et aggravé la récession, qui s'y était déjà déclarée dès le mois de mars de 2001. En effet selon le National Bureau of Economic Research l'économie américaine était à partir du printemps de 2001 entrée dans une phase de ralentissement économique, qui s'est vite transformé en récession, dès lors que pendant deux trimestres successifs la croissance du PNB est devenue négative (-0,3 à -0,4). La production industrielle a diminué de 6%, les investissements, moteur de la croissance passée, particulièrement dans les secteurs de l'informatique et des nouvelles technologies, ont radicalement chuté, déclenchant un "multiplicateur" négatif, bien connu des économistes. En plus la bourse a perdu 40% de sa valeur capitalisée depuis les sommets atteints au cours des premiers mois de l'an 2000, entraînant la plupart des bourses étrangères, alors que l'endettement collectif des ménages américains a dépassé les 7.000 milliards de dollars. Les pertes d'emplois se chiffrent par des centaines de milliers et affectent 5,2% de la population active. Le déficit budgétaire américain se creuse à nouveau, alors qu'il avait disparu sous le président Clinton et le déficit de la balance de commerce atteint de nouveaux records. Beaucoup d'économistes estiment que sans les événements du 11 septembre, l'économie américaine aurait probablement pu effectuer un attérissage en douce. L'attentat terroriste a eu pour conséquence qu'aux Etats–Unis une phase exceptionnellement longue d'expansion économique durant dix ans fut abruptement interrompue.
En outre, au niveau sectoriel, les graves difficultés de l'aviation, du secteur touristique, des compagnies d'assurance, s'ajoutèrent inopinément au repli spectaculaire de la "nouvelle économie". Celle-ci s'était développée autour des multiples innovations dérivées de l'informatique et de ses applications mais dont la bulle spéculative venait d'éclater en bourse, entraînant une très sérieuse perte de pouvoir d'achat pour de très nombreux investisseurs et consommateurs.

3. Le poids de l'économie américaine est tel que ses spasmes se propagent à travers le monde avec un décalage d'au maximum trois à six mois. C'est notamment le cas pour l'Europe, dont les prévisions en matière de croissance économique ont été revues à la baisse. Le gouvernement Belge, qui avait basé son budget de 2002 sur une hypothèse de croissance du PNB de 2,5%, s'est vu contraint de ramener ce taux à 1,3%, ce qui selon la plupart des économistes est encore trop flatté. Les économistes prévoient un PNB en légère hausse de 0,5% à 0,7%. L'équilibre du budget, tant pour 2001 que pour 2002 semble compromis, à moins que le gouvernement prenne des mesures urgentes et importantes de réduction de certaines dépenses et/ou d'augmentation de certaines recettes et d'échelonnement de la diminution de certains d'impôts. La crise économique semble surtout affecter les plus grands pays de l'Union Européenne, tels l'Allemagne, La Grande Bretagne, la France et l'Italie, confrontés à une forte augmentation du chômage et des déficits publics (-2,7% en Allemagne). Au moment où l'Union Monétaire est parachevée par l'introduction de l'Euro fiduciaire, le non-respect des normes de Maastricht porterait un préjudice grave à la crédibilité de la monnaie unique.
Tout n'est cependant pas négatif. Les taux d'intérêt sont historiquement bas dans le monde occidental. La FED ( Banque Centrale des Etats-Unis) a réduit son taux de base une douzaine de fois au point que les taux d'intérêts américains n'ont jamais été aussi bas depuis 40 ans. Le gouvernement américain a soutenu et augmenté le pouvoir d'achat de la population en réduisant sensiblement les impôts directs (de 40 milliards de $). La Banque Centrale Européenne pour sa part a un peu moins mis l'accent sur l'abaissement du loyer de l'argent mais a en revanche injecté d'importantes liquidités dans le marché. L'inflation en Europe est en outre historiquement basse (1,5 à 2%), alors que précédemment dans les années 70 et 80 il fallait faire face à une coïncidence d'inflation et de stagnation de l'économie (stagflation), extrêmement difficile à maîtriser. Aujourd'hui l'absence d'inflation significative autorise les gouvernements à pratiquer une prudente politique de réflation, à condition de respecter les normes du pacte de stabilité (e.a. limiter le déficit public à 3% du PNB). Inquiétant toutefois, particulièrement en Belgique, est la hausse des coûts salariaux et des dépenses en soin de santé. L'introduction de l'Euro réduit considérablement la marge de manoeuvre des gouvernements nationaux, puisqu'aussi bien à l'intérieur de l'Union Monétaire tout alignement des cours de change des monnaies, comme instrument de rétablissement de la compétitivité, est devenu impossible. La compétitivité d'une économie nationale dépend aujourd'hui largement de la maîtrise des coûts, du niveau des prix et de la promotion de la productivité et de l'innovation.

4. Les événements du 11 septembre ont également aggravé et compliqué les problèmes économiques du Japon, qui se débat depuis près de trois ans avec une dépression économique à caractère structurel. Le protectionnisme larvé du Japon, les rigidités d'accès de ses marchés, le corporatisme industriel, jadis considérés comme des avantages sous-tendant le "miracle nippon" , s'avèrent aujourd'hui avoir des effets contreproductifs. La léthargie de l'économie japonaise (croissance négative de –3,2% en 2001; perte importante d'emplois; système bancaire fragilisé) affecte les économies du sud-est asiatique. Au Japon les taux d'intérêts ont été baissés sans cesse pour atteindre zéro. Mais au lieu d'enclencher une reprise économique par le redémarrage des investissements et des ventes à tempérament, le contraire s'est produit. Ce phénomène, que la théorie économique appelle la "trappe des liquidités" (liquidity trap), s'explique par le fait que le rendement réel nul de l'épargne - les taux d'intérêt s'étant rapprochés de zéro -, désincite les épargnants à encore offrir leur argent aux intermédiaires (les banques) sur les marchés financiers. Cette contraction de l'offre de l'argent aggrave la réduction des crédits accordés et plonge l'économie dans une spirale déflatoire et récessionniste. La dépression de l'économie japonaise contamine d'autres pays asiatiques, comme e.a. l'Indonésie (au bord de l'implosion), la Thaïlande, la Corée du Sud, la Malaisie, les Philippines et même Singapour et Taïwan, tous des pays qui se redressent péniblement da la grave crise financière qui les avait frappés il y a quatre années.
Il n'y a que la Chine qui fait exception et dont l'économie continue à croître ( à raison de +6% en 2001) grâce à sa politique de libéralisation et d'attraction d'investissements étrangers. Ce pays vient d'ailleurs d'entrer comme membre dans l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), ce qui est de nature à l'insérer davantage dans l'économie internationale, meilleur moyen pour les pays exportateurs de promouvoir leur développement.
La crise économique, aggravée par la tragédie du 11 septembre, frappe très durement certains pays en voie de développement, particulièrement en Afrique, et cela suite à la diminution de leurs exportations de matières premières, conséquence paradoxale d'actions terroristes dont les auteurs s'érigent souvent en défenseurs des pays pauvres.
D'autres pays à problèmes structurels sont l'Argentine, en pleine crise de solvabilité, le Mexique et le Brésil, dont les situations périclitent rapidement. Plus proche de nous, la Turquie est confrontée depuis plusieurs années à de graves défis de réajustement socio-économique, au moment où ce pays tente de se rapprocher de l'Union Européenne et combat le fondamentalisme à l'intérieur de ses frontières. Enfin les pays de l'Europe de l'Est, qui se préparent à leur entrée dans l'UE par une politique économique de modernisation et de convergence, voient leurs efforts entravés par les nombreuses difficultés économiques induites par la crise, elle-même accélérée par les événements du 11 septembre. Le commerce mondial en 2001-2002 verra sa croissance en volume retomber de +12% à à peine + 1%.

5. Un secteur particulièrement touché est celui du pétrole, dont les prix mondiaux se sont effondrés. Immédiatement après le 11 septembre les spécialistes s'attendaient à une hausse du prix du baril de pétrole, due à l'insécurité internationale, les actions militaires et d'éventuelles sanctions imposées à l'occident par certains pays producteurs. Mais c'est l'opposé qui arriva avec une chute des prix de 30 à 15 dollars le baril, due à l'accélération de la récession, la réduction de la demande dans de nombreux secteurs et particulièrement le ralentissement des activités des compagnies aériennes. A première vue des prix pétroliers en baisse pourraient favoriser une reprise économique en Europe et en Amérique, bien que des prix trop bas incitent au gaspillage d'énergie et à la pollution.
Pour les pays producteurs, regroupés au sein de l'OPEC, toutefois l'effondrement des prix du brut constitue un manque à gagner considérable, voire catastrophique. Au niveau européen, c'est le cas de la Russie qui est le plus préoccupant. Le redressement de l'économie russe, entrepris par le président V. Putin, est largement tributaire des recettes des ventes de pétrole par la Russie. La rumeur persiste que la Russie de Putin et les Etats-Unis de Clinton et de Busch ont conclu un accord "confidentiel" en vertu duquel les deux pays s'efforceraient de maintenir le prix du pétrole brut à un taux raisonnable – à savoir 26 à 28 dollars - conciliant ainsi les intérêts d'une Russie en besoin de financer son redémarrage économique et industriel d'une part et les intérêts des industries, consommatrices d'énergie, en occident d'autre part. Pour soutenir les prix pétroliers l'Opec a envisagé de réduire la production journalière de l'ordre de 1,5 millions de barils, mais la Russie, doutant de l'efficacité de la mesure et voulant maintenir le niveau de ses recettes, semble vouloir stabiliser les volumes de sa production. L'occident à tout intérêt à voir se redresser l'économie russe, de préférence à travers les mécanismes anonymes du marché (en l'occurence pétrolier), l'alternative étant une aide directe à la Russie sous forme de subsides votés par les parlements nationaux en Europe et aux Etats-Unis. Ce qui s'avèrerait beaucoup plus difficile.

6. Quant aux autres importants producteurs de pétrole, c'est en premier lieu le sort de l'Arabie Saoudite, qui cause problème et inquiétude. L'extinction ou le tarissement pour ce pays de sa principale source de financement risquerait de déstabiliser un régime, qui jusqu'ici fut d'une fidélité pro-occidentale sans faille. La chute de la monarchie wahabite, féodale et anachronique, et son remplacement par un régime plus démocratique mais plus critique à l'égard de l'occident pourrait modifier le rapport de forces en cette région du monde, tout en affectant dramatiquement tant la géo-économie que la géo-politique. Les Etats-Unis et d'autres pays occidentaux se verraient alors sans doute obligés d'intervenir militairement afin de protéger leurs intérêts vitaux.
L'Iran pour sa part, pays ou une très lente libéralisation du régime fondamentaliste semble se dessiner, pourrait retourner à une dictature pure et dure des ayatollahs au cas ou un appauvrissement collectif, dû à la chute des prix pétroliers, pourrait être attribuée au monde occidental.

7. Aussi longtemps que le macro-terrorisme trouvera soutien, répair, refuge et port d'attache dans certains pays, qualifiés par le président G.W. Bush d'Etats voyoux ( les "rogue states", comme l'Irak, le Yemen, le Somalie, le Soudan, la Libye, la Corée du Nord, ), la situation internationale restera dangereuse, voire explosive, dans un monde sujet à une inquiétante prolifération des armes atomiques, bactériologiques et chimiques. Les américains depuis longtemps préconisent la mise au point d'un "bouclier de l'espace" anti-missiles (NMD ou National Missile Defense), capable d'arrêter des attaques par missiles. Le Président Bush vient de souligner l'acuité plus grande de ce projet, suite aux attaques terroristes. Il s'agit d'un programme excessivement onéreux, se chiffrant par des centaines de milliards de dollars, qui affectera très sérieusement le budget américain, mais dont par ailleurs les retombées économiques en termes de commandes et de mise au point de nouvelles technologies et d'innovations seront énormes pour le secteur privé. La question, par ailleurs hautement politique mais aux conséquences économiques considérables, est de savoir dans quelle mesure et sous quelles conditions l'Europe et éventuellement la Russie pourront s'associer à cette nouvelle stratégie de défense post-guerre-froide.
Lors de l'intervention armée des Etats-Unis en Afghanistan et l'élaboration d'une stratégie anti-terroriste planétaire, l'Union Européenne a une nouvelle fois démontré que sa défense commune et ses capacités militaires sont insuffisantes. La constitution d'une "force de réaction rapide" (RRF ou rapid reaction force) européenne est envisagée mais il est évident que la mise en place d'une politique européenne de sécurité et de défense (PESD) aura des répercussions importantes pour les budgets des pays membres de l'UE.
Le terrorisme est souvent le fait de problèmes politiques à caractère ethnique, dont l'absence de règlement, voire de solution, entraîne aisément des réactions d'une extrême violence. Il faudra dès lors impliquer davantage les Nations Unies dans une politique de diplomatie préventive, de pacification, d'envoi d'observateurs et de troupes d'interposition dans les point chauds du monde. Tout cela est excessivement onéreux et grèvera les dépenses des institutions multilatérales, qui devront insister sur l'augmentation des contributions financières de la part des états-membres.
Les Américains ont réussi à forger une alliance impressionnante de pays prêts à lutter solidairement contre le terrorisme. La présence de certains pays arabes ou musulmans dans cette coalition – comme par exemple le Pakistan - est de la plus haute importance politique, psychologique et stratégique. Ce qui place ces pays en bonne position pour négocier une augmentation des aides et avantages de tout genre à obtenir des pays occidentaux.
Tous ces facteurs sus-mentionnés sont dès lors de nature à augmenter les dépenses publiques de l'Amérique et de l'Europe;

8. Ces considérations évoquent la nécessite d'analyser en profondeur les causes du terrorisme planétaire. Ces causes ne sont pas univoques. Le lancinant conflit Israëlo-Palestinien est bien entendu source et cause d'actions terroristes dirigées contre l'Etat hébreu, mais aussi contre les Etats-Unis, considérés comme étant les protecteurs d'Israël. Plus généralement des phénomènes de rejet à l'égard de la modernité, incarnée et répandue par la civilisation occidentale, jugée décadente, dégénèrent souvent en une affirmation identitaire exacerbée. Le fondamentalisme en est la conséquence. La prise de conscience au sein des pays musulmans d'une part de la grandeur de leur civilisation et d'autre part des humiliations présentes, dues à leur dépendance technologique, attise un courant de haine et d'hostilité. Au point qu'une résistance armée à la domination occidentale, personnifiée par les Américains, s'organise à travers une multitude d'organismes terroristes. Ce n'est pas la lutte pour les pauvres, mais la guerre contre les "oppresseurs capitalistes" qui excite les ardeurs terroristes. Bien que la pauvreté de larges populations constitue un humus idéal pour animer et organiser une lutte des classes à l'échelle internationale, voire planétaire.
Le gouffre béant entre pays riches et pays pauvres, indépendamment de ses aspects éthiques, confronte dès lors les pays occidentaux avec une écrasante responsabilité, e.a. en matière de coopération au développement. Il est vrai que la plupart des mouvements terroristes poursuivent en premier lieu des buts politiques, posés en termes de conquête du pouvoir ou de contre-pouvoir, sans beaucoup se préoccuper du niveau de vie des populations au sein des quelles ils opèrent. Mais force est de constater qu'une planète divisée en deux mondes – dont le dernier compte 2 milliards d'habitants devant vivre dans des conditions d'indigence parfois extrême – porte en elle les germes d'une lutte des classes mondiale. Les anti-globalistes, qui se manifestent souvent bruyamment chaque fois que des sommets politiques ou économiques se réunissent, en sont l'expression. Les néo-marxistes, quelque peu désoeuvrés depuis l'effondrement des régimes communistes, reprennent du poil de la bête et tentent d'ajuster les schémas de raisonnement, appliqués à la situation sociale régnant au sein des sociétés capitalistes du 19e siècle, à l'état actuel de la planète et avec ses inégalités structurelles. Aux bonnes intentions, exprimées un peu partout, correspondent toutefois beaucoup de propositions économiques irréalistes, irréalisables, voire contreproductives.
Les plus radicaux parmi les anti-globalistes vitupèrent contre l'économie de marché mondialisée et le commerce international. Or toutes les études et, par ailleurs les expériences du passé, prouvent que les entraves mises au libre échange des produits et des services par des pratiques protectionnistes, réduisent le potentiel de croissance et la prospérité des pays concernés. Ce sont les pays du tiers monde les mieux intégrés dans l'économie mondiale, qui connaissent une croissance plus élevée. Par ailleurs depuis quelques années le taux de croissance par tête d'habitant dans ses pays est de l'ordre de 5% par an contre 2 à 3% dans les pays occidentaux. Il en résulte en plus que ces pays sont en train de réduire l'écart qui les sépare de l'occident. La pauvreté structurelle la plus grave se manifeste chez le pays "désintégrés" par rapport à la mondialisation économique. Il ressort de la dernière étude de la Banque Mondiale, publiée sous le titre "Mondialisation, croissance et pauvreté", que "la mondialisation a souvent été un facteur de réduction de la pauvreté, même si trop de pays et d'individus sont restés en marge". Pour parvenir à ce constat les chercheurs de la Banque Mondiale ont étudié, sur une très longue période ( de 1820 à 1998) à la fois le processus de globalisation de l'économie et les effets de l'intégration, qui en résulte, sur un certain nombre de pays historiquement en mal de développement. Entre 1950 et 1980 beaucoup de pays à faible revenu ont réussi pour la première fois à accéder aux marchés mondiaux des produits manufacturés. Ainsi la part de ces produits dans les exportations des pays en développement est-elle passée de 25% seulement en 1980 à plus de 80% en 1998. Tout le mal vient du décalage observé entre les pays en développement qui s'intègrent à l'économie mondiale et ceux qui ne le font pas. Deux catégories de pays en voie de développement peuvent être distinguées.Vingt-quatre pays de plus en plus intégrés dans la mondialisation, dont la Chine, l'Inde, le Mexique, le Vietnam. Dans ces pays le taux de croissance annuel est passé de 1% en 1960 à 5% dans les années 1990, tandis que les salaires augmentaient, de même que l'espérance de vie et que diminuait le nombre de pauvres. A l'inverse, dans les pays non intégrés – une vingtaine, souvent victimes de conflits ethniques internes - le revenu par habitant a diminué – p.e. le Congo – et le nombre de pauvres a augmenté.
La Chine, l'Inde, d'autres pays Asiatiques, la plupart des pays d'Amérique Latine prouvent par leurs performances économiques que la participation au commerce international, même si les avantages en sont mal répartis, est préférable à l'absence de participation et à l'isolationnisme. Le commerce international sous certaines conditions est un "jeu à somme positive" et non pas un jeu à somme nulle (zero sum game), ce qui veut dire que, bien organisé, le commerce ne laisse que des gagnants.
Tout commerce international requiert une économie de marché transfrontalière. Le commerce étatique, pratiqué par les régimes totalitaires et collectivistes et souvent basé sur le troc, se solde rapidement par un échec. Ce fut le cas pour l'ex-Union Soviétique, dont les échanges commerciaux avec l'occident furent négligeables (1% à 2%). Les pays qui s'isolent du reste du monde, également sur le plan économique, s'engagent dans une impasse catastrophique pour leurs populations. La Corée du Nord et la Corée du Sud, deux pays à régime politico-economique radicalement opposé, représentent presq'une expérience en laboratoire de ce qui réussit et de ce qui échoue. Ces deux pays furent entièrement détruits pendant la guerre de Corée de 1949-53. Le Nord fut soumis à un régime communiste de planification; le Sud emprunta les voies de l'économie de marché libérale et capitaliste. Aujourd'hui le revenu annuel par tête d'habitant en Corée du Nord est de 700$, alors que la Corée du Sud réalise un revenu par tête d'habitant de 8000$. De semblables divergences de niveau de vie se font jour entre la Thaïlande et le Cambodge, la Finlande et l'ex-Union Soviétique, la Grèce et la Bulgarie, le Mexique et Cuba, l'Allemagne Fédérale de l'Ouest et la DDR de l'Est, chaque fois des couples de pays dont le premier cité avait choisi la voie de l'économie de marché libérale, alors que le second avait opté pour l'économie de commande planifiée et protectionniste, sous les auspices du capitalisme d'état.

9. Beaucoup de reproches adressés à l'économie de marché ne tiennent pas debout à la lumière d'études sérieuses, e.a. effectuées par la Banque Mondiale. Les inégalités de revenu et de fortune sont (encore) plus grandes dans les pays collectivistes que dans les pays capitalistes – souvent à cause des privilèges accordés aux classes dirigeantes (la nomenklatura) - et les salaires y sont plus bas car la rémunération du travail s'aligne à terme inévitablement sur la productivité du travail, qui y est limitée par le manque de technologies modernes. Les services publics et privés y sont en général négligés et délabrés, la pollution et la détérioration du milieu y sont beaucoup plus graves que dans les pays dits capitalistes, comme cela est apparu après la chute de communisme en Allemagne de l'Est et en Russie.
Le développement accéléré des pays du tiers monde et la lutte efficace contre la pauvreté, dans le but aussi de désamorcer un terrorisme exploitant le désespoir de populations affamées, ne tireront aucun avantage d'un retour aux recettes d'un socialisme marxisant, plannificateur, protectionniste et collectiviste.
Le sous-développement reste un phénomène complexe. Il est clair que le niveau de vie des populations souffre gravement de conflits ethniques, de guerres civiles larvées, de l'inefficacité des gouvernements et de leurs administrations, de la corruption et du pillage des ressources naturelles. Beaucoup de ces maux se propagent avec la complicité, voire le soutien de milieux ou de groupes d'intérêt appartenant au monde occidental. Mais cela n'implique pas nécessairement que l'économie de marché serait responsable de tout ce qui ne va pas dans le tiers monde. Il s'avère en outre que la croissance des inégalités entre pays riches et pays pauvres n'aggrave pas nécessairement la pauvreté dans les pays arriérés. Inégalité et pauvreté sont deux choses différentes. Si les riches augmentent leur prospérité de 10% par an et les pauvres seulement de 2%, les inégalités se creuseront, mais la pauvreté aura diminué. Certaines études confirment d'ailleurs que le démarrage économique de sociétés, qui s'industrialisent, et dont le niveau de vie commence à s'élever de manière généralisée, favorise en premier lieu les élites possédantes et les travailleurs qualifiés. Ce phénomène s'est vérifié dans nos sociétés occidentales à partir du 19e siècle. Ce n'est que dans une phase ultérieure du développement que la réduction de la pauvreté va de pair avec une décroissance des inégalités, comme ce fut le cas en Europe occidentale au cours de la deuxième moitié du 20e siècle. Certes, les grandes inégalités au sein de sociétés et entre sociétés posent un grave problème moral et social, même si elles sont la conséquence d'une dynamisation progressive de l'économie, qui à terme permettra de pratiquer une politique sociale efficace..

10. Il est en revanche faux de croire, comme le font trop aisément les néo-libéraux, que l'économie de marché serait automatiquement salvatrice et que le drame du sous-développement se résorbe spontanément, pourvu que l'on se rende corps et âme aux forces du marché. L'histoire semble enseigner qu'il y a beaucoup de "mauvaises" économies de marché et que même si l'économie de marché fonctionne bien, elle ne s'avère être qu'une condition nécessaire mais non-suffisante à l'amélioration générale du niveau et de la qualité de vie des populations.
En effet les avantages de l'économie de marché en termes de création de prospérité pour un maximum d'acteurs dépend d'une série de conditions et de contraintes bien identifiées et précisées par la théorie économique. Une "bonne" économie de marché doit être concurrentielle. Une économie capitaliste de marché par contre, dominée par trop peu d'entreprises (oligopolistiques) qui se font trop peu de concurrence est aussi mauvaise - c'est à dire préjudiciable aux intérêts des consommateurs – qu'une économie collectiviste caractérisée par le capitalisme d'état. Il faut qu' une concurrence loyale et efficace puisse s'exercer de sorte que l'impact tant des offreurs que des demandeurs sur les prix soit minimal. Cela veut dire qu'il y ait absence de facteurs qui entravent ou annulent la compétition, tels des monopoles (un seul offreur, producteur, vendeur) et des oligopoles (un nombre restreint de producteurs). Si non l' économie de marché échoue. Les économistes parlent de l'échec du marché (market failure). La protection des marchés par des droits de douane, des quota, des subventions et avantages fiscaux accordés aux entreprises nationales, le contrôle des mouvements de capitaux, les entraves à la libre circulation des services, des biens et des personnes, les fluctuations des cours de change et les dévaluations, qui favorisent les exportations, sont autant d'exemples d'actions qui faussent la concurrence. Le marché livré à lui-même a en outre tendance à détruire la concurrence ou à la limiter, car celle-ci est gênante et éprouvante. Elle force à l'innovation – condition de toute croissance économique et augmentation de la productivité - à l'efficacité, à la maîtrise des coûts, à la baisse des prix: tous des avantages pour les consommateurs et facteurs de croissance économique. La concurrence efficace oblige les producteurs à aligner leurs prix sur leur coût marginal, à terme même sur leur coût moyen. Le traité de Rome de 1957, traité fondateur de l'Union Européenne, est basé sur le paradigme de la concurrence efficace et donc sur la nécessité de l'organiser et de la faire surveiller par un pouvoir supranational (le Commission Européenne). La création de l'Union Monétaire est la clé de voûte dans la mise en place d'un marché unique. Ce que les libéraux doctrinaires ne comprennent pas toujours, c'est qu'il faut une autorité publique, de préférence démocratiquement contrôlée – en l'occurrence la Commission Européenne et sa politique de concurrence – qui impose des règles de conduite aux acteurs économiques. Des législations anti-trust, anti-kartel, luttant contre les abus de pouvoir économique et contrôlant les fusions d'entreprises sont absolument nécessaires au bon fonctionnement de l'économie de marché. Au niveau mondial il importe que l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) acquière suffisamment de pouvoirs régulateurs.
Economie de marché et pouvoir politique sont dès lors complémentaires. Ils constituent un 'binôme': "démocratie pluraliste + économie concurrentielle". C'est en ce sens qu'il faut orienter les réformes à réaliser au sein des grandes multilatérales économiques, dont en premier lieu l'OMC, mais aussi le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale. En revanche, leur destruction telle que réclamée par certains anti-globalistes serait extrêmement préjudiciable pour de très nombreux habitants de la planète.

11. Mais même si l'économie de marché fonctionne bien - ce qui est bon an mal an le cas dans l'Union Européenne grâce à la surveillance exercée par la Commission Européenne – elle s'avère toutefois incapable de résoudre une série de problèmes et de révéler de nombreux défis. En effet, si l'existence d'une économie de marché concurrentielle est une condition nécessaire au développement, elle est néanmoins insuffisante. Là aussi les néo-libéraux pêchent par optimisme. C'est ainsi que l'économie de marché, même si elle observe les normes de la compétition efficace, ne garantit pas le plein-emploi, ni la répartition du revenu national en faveur des non-actifs (pensionnés, malades, chômeurs), ni la protection de l'environnement, ni des soins de santés ou un enseignement de qualité pour tout le monde quelque soit le revenu. Toute une série de biens publics ou collectifs ne sont pas produits ou attribués à travers les mécanismes du marché. Ici l'autorité publique se doit d'intervenir dans une société évoluée. Une conclusion essentielle s'impose. Une économie de marché dûment concurrentielle et une autorité politique démocratiquement contrôlée constituent le système le plus apte à produire le plus de prospérité et de bien-être pour le plus grand nombre de citoyens. Ce binôme toutefois implique également que la démocratie fonde un état de droit et crée un système social de solidarité inter-individuelle. Le grand défi du 21e siècle est de répandre ce binôme, également dans les pays du tiers monde. Les Nations Unies, par l'intermédiaire du PNUD, se proposent de réduire de moitié la pauvreté des pays les moins développés en l'an 2015. Il s'agit d'un programme très ambitieux, qui suppose une beaucoup plus grande solidarité internationale et donc un relèvement de l'aide au tiers monde, un ajustement des structures et de la politiques des grandes institutions multilatérales, telles le Fonds Monétaire, la Banque Mondiale et l'OMC et surtout des réformes politico-économiques dans les pays en voie de développement.

12. Le macro-terrorisme – qui n'est jamais justifié - et le mouvement anti-globaliste – qui préconise souvent des mesures contraproductives – vont toutefois par ricochet obliger les responsables politiques et économiques à accélérer la mise en place d'une politique réformiste beaucoup plus ardue à l'égard des pays en développement. L'idée d'une politique de développement durable fait son chemin, à savoir un développement évalué en termes sociaux, respectueux de l'environnement et conforme aux droits de l'homme.

* Les pays les plus pauvres - où la pauvreté est structurelle à cause de leur pénurie de ressources naturelles – devront bénéficier d'une aide et d'un transfert de technologie beaucoup plus importants. Il faudra tout faire au sein des pays riches pour que la norme des 0,7% du PNB d'aide au développement soit enfin atteinte. Il faudra aussi alléger, éventuellement annuler, leurs dettes, mais d'une manière qui donne un encouragement aux pays ayant pratiqué une gestion économique efficace (sur le plan budgétaire, monétaire, industriel et commercial).

* Les pays du tiers monde potentiellement riches doivent être aidés à s'industrialiser, à exporter davantage et à s'insérer dans l'économie internationale, mais bien entendu pour autant que leur propre politique économique et sociale soit compatible avec les objectifs du développement durable. Ici surgit le problème de la conditionnalité, très contestée dès lors que les technocrates du FMI imposent des mesures de restructuration économique sans toujours en mesurer les conséquences sociales (le fameux consensus de Washington).
Le respect des droits de l'homme - y compris les droits sociaux, la liberté syndicale, l'interdiction et/ou la réglementation du travail des femmes et des enfants - pose souvent un problème grave et difficile. Abandonner ces pays à leur sort en cas de non-respect risque d'encore aggraver la violation des droits de l'homme les plus élémentaires, alors que par ailleurs toute aide accordée et chaque initiative de coopération économique officielle peuvent être expliquées par les régimes en place comme une caution, voire une approbation. Une aide ciblée, axée sur des projets concrets et transitant par les ONG peut être la solution dans de nombreux cas.

* Comme beaucoup de pays en voie de développement sont déchirés par des conflits ethniques ou des guerres civiles, une pacification interne est un préalable à tout "décollage" économique. La seule solution est d'impliquer davantage les Nations Unies, en vertu de la Charte. Le Conseil de Tutelle a été mise en veilleuse pour des raisons politiques, mais au 21e siècle d'autres moyens d'"encadrement" de certains pays du tiers monde doivent être envisagés, à commencer par l'imposition et le maintien de la paix par la communauté internationale et l' organisation de l'administration des pays concernés. Il s'agit d'une responsabilité de plus en plus évidente que l'ONU devrait être capable d'assumer. Il faut donc que les pays riches fassent en premier lieu un très gros effort de financement en ce qui concerne les actions des Nations Unies et de ses agences spécialisées (comme le PNUD).

* Financer le développement durable requiert des ressources supplémentaires, mises à la disposition par les pays riches.Les anti-globalistes ont fait de l'introduction d'une "taxe Tobin" leur cheval de bataille. Il y a déjà une vingtaine d'années que ce célèbre économiste canadien, prix Nobel d'économie, a proposé de lever une taxe sur les mouvements de capitaux. Comme ces mouvements atteignent journalièrement des montants astronomiques (des trillions de dollars) , même une taxe réduite donnerait un rendement fiscal très considérable. J.Tobin voulait limiter les fluctuations erratiques des cours de change en réduisant la demande spéculative, mais il n'avait nullement l'intention de trouver un moyen supplémentaire de financer la coopération au développement. Il s'avère en outre qu'une taxe Tobin serait impratiquable, étant donné la volatilité des capitaux, aussi longtemps qu'elle ne serait pas introduite simultanément par et dans tous les pays du monde. La plupart des spécialistes la juge dès lors irréaliste, inappropriée et contre-indiquée. En effet il ne faut pas rendre plus chers mais plutôt moins chers les capitaux dont les pays du tiers monde ont un pressant besoin.
Il faut dès lors explorer d'autres voies de financement. Pourquoi ne pas lever un impôt élevé sur la vente d'armes ou leur exportation, afin d'alimenter un grand fonds pour le tiers monde, géré au niveau multilatéral ? L'on pourrait aussi davantage taxer l'alcool ou le tabac ou imposer des services ou des biens, dommageables pour l'environnement, sans parler d'une légère taxe supplémentaire sur la consommation d'essence.

* Quant au développement économique au sens propre il faut que le rôle des multinationales – lesquelles sont nécessaires à l'expansion économique tout en présentant un risque d'abus divers – soit précisé et surveillé par une autorité multilatérale, de préférence l'OMC, qui devrait imposer un code de conduite sanctionnable. Il est essentiel que cela aille de pair avec la mise en place d'une véritable politique de concurrence à l'échelle planétaire, afin d'éviter l'émergence de situations monopolistiques.

* Au niveau des institutions une plus grande cohésion des politiques pratiquées par le Fonds Monétaire, la Banque Mondiale et l'Organisation Mondiale du Commerce s'impose. D'aucuns proposent même leur fusion. En leur sein, les pays riches exercent aujourd'hui une influence jugée excessive, puisqu'aussi bien ils occupent 7 mandats au niveau du Comité Intérimaire, alors que les 176 autres membres doivent se contenter de 17 mandats.

* La question la plus épineuse, particulièrement pour l'UE, concerne la protection de certains marchés européens contre des importations en provenance des pays "à bas salaires". Il s'agit en premier lieu du marché agricole européen, régulé par le politique agricole commune (PAC), qui absorbe aujourd'hui toujours plus que la moitié du budget européen. Cette politique, en pratiquant des prix agricoles européens très supérieurs aux prix mondiaux, nécessite l'instauration de prélèvements à l'importation sur les produits en provenance du tiers monde et l'octroi de subventions aux produits européens à l'exportation. Les excédents agricoles de l'Europe sont en outre écoulés sur les marchés des pays en voie de développement à des prix extrêmement bas (dumping), perturbant ainsi les marchés locaux. Des calculs très sérieux indiquent qu'en supprimant cette politique l'UE accorderait un avantage aux pays en voie de développement égal à trois fois le montant de toutes les aides qui leur sont attribuées aujourd'hui.

* L'impact économique le plus important des événements du 11 septembre concerne de toute évidence une révision fondamentale de la politique de coopération au développement des pays riches à l'égard des pays les plus pauvres, dans un cadre multilatéral profondément ajusté.
En outre la politique néo-libérale, conçue à partir des théories de l'Ecole de Chicago (e.a. Milton Friedman et l'économie de l'offre, opposée à une politique de la demande Keynesienne et les excès de l'économie mixte) des années 70 et 80 et mise en pratique par le président R. Reagan et le premier ministre madame M. Thatcher) sera dans les années à venir de plus en plus reviser à l'aune d'une nouvelle conception du rôle de l'Etat et des instances multilatérales et supranationales, plus démocratiquement contrôlés. Le macro-terrorisme ne rétablit pas le besoin de plus d'Etat, mais bien d'un autre pouvoir, surtout inter-étatique, nécessaire à opérer l'insértion de l'économie de marché mondialisée dans un contexte également mondialisée et propice au développement humain.

LES "ON-DIT" ET "NON-DIT" DE LA PRESIDENCE BELGE

1/ Le premier "non-dit" concerne L'Euro, dont la faiblesse sur les marchés de change n'a pas que des avantages (fuite des capitaux, inflation importée). Beaucoup d'économistes attribuent la sous-évaluation de l'Euro à la solidité du Dollar. Or, la monnaie américaine demeure forte, quels que soient l'état de la conjoncture aux Etats-Unis et les mouvements à la hausse ou à la baisse des taux d'intérêts. La vraie cause de la fragilité de l'Euro est donc ailleurs. Il existe de par le monde des pays sans monnaie propre (le Luxembourg). Mais il n'y pas d'exemple durable d'un monnaie sans état. La faiblesse structurelle de l'Euro est due au manque de crédibilité internationale de l'unification politique de l'Europe ou au moins d' Euroland (les 12) à l'intérieur de l'UE.C'est ce constat qui devrait présider aux négociations du contenu de la déclaration de Laeken-Bruxelles, annoncée par le gouvernement Verhofstadt.
 
2/ On ne dit pas non plus que l'élargissement de l'UE par l'adhésion d'une quinzaine de nouveaux membres est à la fois une nécessité politique irréversible et une 'infaisabilité' économiqe et budgétaire pendant de nombreuses années.Comment gérer cette contradiction, tout en poursuivant l'intégration des pays du noyau (le modèle Saturne) et sans verser dans une Union, désunie par différentes vitesses, par des géométries variables, des compétences partagées à la carte, des 'opt out et in' et des abstentions plus ou moins constructives? Il faut en outre tenir compte des frustrations des pays candidats qui ont nullement le désir – particulièrement par égard pour leurs opinions publiques – de se faire traiter en membres de seconde zone. C'est la raison pour laquelle j'ai déjà proposé à de nombreuses reprises qu'il faut prévoir, à côté de la 'coopération renforcée' – l'oeuf de Colomb pondu à Amsterdam afin de promouvoir et d'organiser l'intégration 'differentiée – de créer un autre instrument juridique, que j'appellerais volontiers: 'coopération complémentaire', permettant de cogérer tout le mécanisme de transition avec tous les membres, tout en associant également les nouveaux membres à la coopération renforcée sous forme de 'décision shaping'.
 
3/ L'on ne dit pas assez que la visibilité et la crédibilité de la politique étrangère et de sécurité commune de L'UE (la PESC) dépendent de la mise sur pied d'une politique de défense commune (cfr. les déboires de l'UE en ex-Yougoslavie). D'importants pas ont été faits sur cette voie (création d'une force de réaction rapide et d'un comité politique de sécurité), mais aucun dirigeant européen n'ose déclarer qu'une telle politique implique un plus gros effort budgétaire en matière de dépenses militaires. S'ajoute à cela le problème de l'intégration de l'identité de défense européenne dans l'Otan et dès lors des relations de l'UE avec les Etats- Unis. S'opposer sans nuances au plan de 'défense anti-missile' de la nouvelle administration américaine relève d'une attitude à courte vue. Il faut au moins essayer de convaincre le Président Bush de 'démonopoliser' son initiative en l'ouvrant à d'autres partenaires. L'UE sortirait complètement ridiculisée de la controverse si entre-temps les Etats-Unis et la Russie parvenaient à se mettre d'accord sur une forme de partnership et sur le remplacement du traité ABM de 1971 par un nouvel accord de réduction drastique de l'armement offensif. L'UE devrait être le concepteur, de préférence à l'intérieur de l'Otan, d'un vaste pacte de sécurité entre l'Alliance Atlantique et la Russie, ce qui permettrait en outre d'élargir l'Otan à de nouveaux membres dans un climat de confiance reconstruite avec le Kremlin.
 
4/ Un quatrième "non dit" concerne le rapport de force à l'intérieur de l'UE. L'axe Paris-Bonn fut pendant presque 50 ans le moteur de l'intégration. Force est de constater que pour de nombreuses raisons – e.a. la réunification allemande et l'élargissement qui renforcera considérablement le poids de l'Allemagne grâce à la reconstitution de son hinterland naturel – l'axe Paris-Berlin semble aujourd'hui moins équilibré, harmonieux et dynamique. A Nice le Conseil européen a implicitement instauré un directoire de fait des trois grands pays de l'Union, à savoir l'Allemagne, Le Royaume Uni et la France. Ce qui est un pis-aller beaucoup moins grave que si l'UE était laissée sans la moindre direction. Plusieurs raisons - que la concision de cet article empêche de développer - militent en faveur d'une Europe s'articulant non pas autour d'un ou plusieurs axes, mais se construisant sur le triangle Berlin-Londres- Paris ( par ordre alphabétique), bien entendu dans le contexte d'une coopération renforcée, d'une coopération complémentaire et d'une intégration différentiée. Le Royaume Uni s'est déjà positionné au coeur de l'Europe en matière de défense et de politique étrangère. Mais la Grande Bretagne devrait davantage jouer son rôle au sein du marché unique intégré (d'ailleurs très apprécié par les Britanniques) et dès lors rejoindre à terme l'Union Monétaire, clé de voûte de ce marché.Il ne faut pas forcer Tony Blair à organiser un référendum sur l'acceptation de l'Euro, car il le perdrait avec pertes et fracas. Mais pourquoi ne pas proposer à la Grande Bretagne une formule de transition, un format 12+1, qui lierait les cours de l'Euro et de la Livre par une politique concertée de la Banque d'Angleterre et de la Banque Centrale Européenne, le Royaume Uni devenant dès lors partenaire dans la gestion d'Euroland?
 
5/ Un autre non-dit important vise la politique d'asile et d'immigration. L'immigration zéro, telle que pratiquée par beaucoup de pays Européens, s'avère être contreproductive puisqu'elle gonfle les demandes d'asile et favorise l'immigration illégale et la traite d'êtres humains. Le temps est venu de pratiquer une politique Européenne concertée tendant à organiser une immigration sélective , p.e. selon les critères proposés par la Commission Européenne (réunion familiale, besoins du marché du travail, considérations démographiques…). Une immigration plus libérale devrait aller de pair avec une répartition entre membres de l'UE des demandes d'asile selon les pays d'origine.
 
6/ Plusieurs autres 'non-dit' restent à mettre à l'agenda:
- la nécessité prioritaire de mettre sur les rails rapidement l'harmonisation des régimes de sécurité sociale et d'impôts des entreprises;
- le refus de toute tentative de renationalisation de certaines politiques (e.a; agricole), telle que proposée par l'Allemagne dans le contexte dangereux d'une redéfinition des compétences communautaires ('kompetenzabgrenzung');
- le rejet du projet français de créer une deuxième chambre (des états) à côté du parlement européen, projet qui risquerait d'exacerber les réflexes et rivalités nationales;
- le renforcement décisif de l'influence politique du Parlement européen en lui accordant le pouvoir ( à l'instar du "over-ruling" par le Congrès américain) de défaire, à la majorité qualifiée des 2/3, les vétos ou les blocages survenus au sein des conseils des ministres européens.
 
Je comprends que M. Verhofstadt ne puisse se permettre de lancer publiquement des idées ou des propositions jugées vexatoires par les uns , trop audacieuses par les autres. Mais il n'est pas interdit d'espérer que dans les couloirs – où l'histoire s'est toujours faite – il trouvera l'occasion de faire avancer la solution des vrais problèmes.
 
Mark EYSKENS
Ministre d'Etat
ancien Premier ministre et ministre des affaires étrangères
DU VINGTIEME SIECLE AU  TROISIEME  MILLENAIRE
Par Mark Eyskens
Ancien Premier Ministre

I. Le grand chambardement

Notre vieux siècle se jette dans le nouveau millénaire comme le fleuve dans l'océan. Constatation banale d'un phénomène naturel, incontournable, bien que quelque peu enfiévrant.
En attendant, le sablier du temps égrène les mois qui nous séparent encore de l’an 2000. La tour Eiffel annonce déjà le compte à rebours et la magie d’une fin de siècle, devenue fin de millénaire, s’empare de nous.
Le plus douloureux de tous les siècles, le nôtre, touche à sa fin. Deux guerres mondiales (1914-18 et 1939-45) atroces, une guerre froide (1947-1992), une grave crise économique conjoncturelle dans les années trente, cause principale du nazisme, une déconcertante crise d’adaptation à partir des années quatre-vingts, un déferlement ininterrompu d'événements tragiques... ont harcelé et éprouvé, meurtri et mutilé, blessé à mort et tué d'innombrables hommes et femmes. Les deux guerres mondiales firent plus de victimes mortelles que toutes les autres guerres cumulées depuis que l'homme s'est mis à manier la hache de silex. Le bilan du bien et du mal, du bonheur et du malheur des cent années presque écoulées incline vers le passif, marqué en rouge. Couleur de sang.
Mais il y a aussi de bonnes nouvelles, qui concernent les dernières décennies et dont on ne parle qu’avec une certaine gêne, car de nos jours on semble préférer la sinistrose.
Depuis un demi-siècle, la paix règne sur l’Europe occidentale, ce qui n’a plus été le cas depuis l’époque de Jules César, il y a deux mille ans. La guerre froide s’est terminée pratiquement sans coup férir, alors que des dizaines de milliers de têtes nucléaires rouillent, inutilisées, dans leurs macabres silos. L’humanité a vécu pendant un demi-siècle une expérience horrifiante de presque-mort nucléaire, mais en a réchappé de justesse. Le champignon thermonucléaire du Jugement dernier ne surgira donc pas à l’horizon pour annoncer la fin de l’aventure humaine. Toutes les colonies sont devenues indépendantes, bon an mal an. Le communisme s’est soudainement effondré en tant que régime politique, système économique et doctrine idéologique, un peu comme une rupture de digue. Les deux Allemagne sont à nouveau réunies, effaçant ainsi les dernières traces de la Deuxième Guerre mondiale, pour n’en laisser subsister que les nombreuses cicatrices dans les corps et les coeurs de tous ceux qui l’ont vécue. L’Europe, ce vieux monde, si souvent fatiguée, a repris ses forces et forge son unité de manière pacifique et consensuelle. Une monnaie commune et unique - l’Euro - va même être introduite avant la fin du siècle, créant ainsi un événement méga-historique et une ambiance franchement eurotique. Dans beaucoup de pays de la planète, les dictateurs ont mordu la poussière - parmi lesquels Suharto tout récemment -, et les régimes démocratiques se sont répandus. Les droits de l’homme figurent en priorité à l’ordre du jour de la diplomatie mondiale et la communauté internationale s’efforce tant bien que mal de maintenir ou d’imposer la paix dans les points chauds du monde, comme en ex-Yougoslavie. Au sein des pays industrialisés, dont la Belgique, depuis 1945, la prospérité par tête d’habitant a été sextuplée et la durée du travail diminuée d’un tiers sur l’ensemble de la carrière. À la fin du XIXe siècle, 9O% de la population étaient pauvres et 10% relativement aisés. Un siècle plus tard, donc aujourd’hui, cette proportion a été inversée. Une augmentation véritablement révolutionnaire de la prospérité a été accomplie et en suite répartie à travers les arcanes d’une sécurité sociale largement étendue. Certains pays du tiers monde ont su maîtriser les mécanismes de la croissance économique et se développent rapidement. Le progrès scientifique dans tous les domaines a été fabuleux et a entre autres contribué à prolonger la longévité moyenne des humains d’une vingtaine d’années. L’enseignement à tous les niveaux a été largement démocratisé. La qualité de la plupart des biens de consommation s’est incomparablement améliorée, alors que l’informatique, la télématique, la nanotechnologie (la science de la miniaturisation), la maîtrise bio-génétique, l’éradication progressive de la famine et des épidémies, le contrôle des naissances, la libération sexuelle, les nouvelles formes d’énergie, la mise au point de nouveaux matériaux intelligents, les progrès révolutionnaires de la médecine, le développement de la technologie du langage, mettant fin aux problèmes linguistiques ... se propagent à une allure vertigineuse. Le monde est bel et bien devenu notre village. Il n’y a plus de distances. L’émergence de la société du savoir ceint la terre entière d’une véritable "noosphère", déjà annoncée par P.Teilhard de Chardin et qui s’appelle aujourd’hui internet, E-mail, fax et GSM.
Il est vrai que certaines ombres du progrès se propagent également. Ces ombres du changement non maîtrisé s’appellent: pollution, conflits ethniques, racisme, fondamentalisme, génocide, terrorisme, guerres locales, surpeuplement, taudification urbaine, famine, sous-développement, misère abyssale, injustice, corruption, criminalité de tout genre, exclusion, chômage, inégalités, égoïsme, pauvreté, déshumanisation, violence structurelle, traite d’êtres humains, abus d’enfants, froideur bureaucratique, insolence du pouvoir, règne d’On... Au cours des cent dernières années, l’histoire a marqué la société humaine de ses terribles brûlures.
Car de toute évidence tous les changements ne conduisent pas nécessairement au progrès de l’humanité mais ils peuvent y contribuer puissamment à condition que l’homme les oriente à la lumière et en vertu d’une véritable éthique du changement, alors que trop souvent il se contente d’un changement d’éthique. Mais une conclusion encourageante et édifiante s’impose. L’homme peut obvier à l’inhumanité car l’inhumanité est humaine et nullement une force de la nature et, des choses ou des hommes, ces derniers sont les plus facilement amendables à condition de le vouloir humainement.

II. La révolution post-industrielle

La fin du XX siècle se présente dès lors beaucoup mieux que son début. Et malgré cela le pessimisme, voire le catastrophisme sont de mise, sur une toile de fond de scepticisme post-moderne et de malaise généralisé. Ainsi surgit le paradoxe du mécontentement tous azimuts dans une société occidentale où pour la plupart des gens il n’a jamais fait aussi bon de vivre.
C’est que le déferlement de changements dérange, bouscule, inquiète, met en question et contraint à l’ajustement des habitudes et la flexibilité des comportements.
La seule constante de l’histoire est le changement. Tout le reste est imprévisible et incertain. Nous vivons la fin des certitudes et c’est cela qui désarçonne.
Prenons les formidables chambardements de la fin de notre siècle, intervenus depuis à peine une décennie. Il s’agit de véritables fractures du temps présent, tels:
(1) l'implosion du communisme et l'explosion de l'Union Soviétique;
(2) la fin de la guerre froide et la dissipation dans le subconscient collectif de la menace thermonucléaire;
(3) l'unification accélérée de l'Europe, e.a. avec l’introduction prochaine de l’Euro;
(4) le bouleversement de nos échelles de valeur.
(5) la troisième révolution industrielle - plutôt post-industrielle (RPI)-, qui s’articule autour de la généralisation de l’informatique.
 
Si notre monde se modifie en profondeur, à quoi faut-il alors attribuer ces changements? Avant de chercher une réponse à cette question, impregnons-nous de ce dicton chinois: "Lorsque le sage montre la lune du doigt, l'idiot ne regarde que le doigt". Car les profonds changements ne s'accomplissent pas à la surface. Ils ont des racines invétérées, qui permettent de décoder et d’interpréter ce qui se passe.
C’est la révolution post-industrielle (RPI), appelée aussi troisième révolution industrielle (TRI) - après la première à la fin de XVIII avec la machine à vapeur et la deuxième à la fin du XIX avec l’électricité - qui donne impulsion et cohérence aux changements intervenus et en cours. Au-delà du rôle des personnages historiques tels Gorbatchev et des causes déstabilisatrices comme la course à l'armement, les nationalismes réprimés et la révolte des pays satellites, il y eut en Union Soviétique l'impact en profondeur de la RPI. La révolution de l'informatique et de l'information, levier d'une créativité tous azimuts, s’est avérée incompatible avec un système politiquement totalitaire, censuré et économiquement collectivisé et centralisé. Les moyens modernes de communication effacent les frontières et libèrent les idées. Le communisme dictatorial n’y a pas résisté. En outre, dès lors que le savoir organisé et informatisé devient le facteur de production le plus important, la recette marxiste, tendant à nationaliser les facteurs de production, devient contreproductive. Comment nationaliser le savoir de l’homme? La recherche? L’inventivité? La découverte?
Après avoir causé l'effondrement du communisme, la RPI transforme aussi le capitalisme occidental, qui devient l'"informatisme", dominé non plus par la propriété privée des facteurs de production, mais par le contrôle des réseaux d'information. La deuxième révolution industrielle de la fin du XIX - celle de l’électricité - avait déjà "américanisé" le progrès technologique. La troisième (la RPI) engendre son "asiatisation" (voir la Chine et le Sud-Est Asiatique) et sa mondialisation. Elle met fin au monopole technologique de la race blanche.
La RPI détruit les souverainetés nationales des Etats. Nos gouvernements deviennent trop petits pour les grands problèmes (environnement, transports internationaux, politique étrangère et de défense) et trop grands pour les petits problèmes (ce qui explique la régionalisation et la fédéralisation dans beaucoup de pays).Le pouvoir national se dilue, l'interdépendance entre pays augmente et l'économie devient internationale et mondiale. Les grandes entreprises fusionnent et deviennent inter-continentales. Il n’y a plus de distances. Le monde devient notre village. Mais la RPI secoue aussi considérablement le fonctionnement du marché du travail et secrète l'exclusion sociale, particulièrement de tous ceux dont la formation intellectuelle ou technique ou l’adaptabilité psychologique, géographique ou professionnelle au changement s’avèrent insuffisantes.
Les réactions de rejet à l’égard du progrès scientifique et des nouvelles technologies sont toutefois totalement contre-indiquées. Elles rappellent le comportement désespéré des travailleurs du textile qui, voulant à la fin du XIX ° siècle protester contre la mécanisation des métiers à tisser, y jetèrent leurs sabots afin de les casser. Action qui donna naissance au mot "sabotage". Aujourd’hui il ne faut pas saboter le progrès technique mais il faut l’intégrer dans une échelle de valeur qui garantisse une économie au service de l’homme - et non pas le contraire. La RPI est un processus de destruction créatrice de nature à créer de nouveaux emplois dans de nouveaux crénaux, comme cela est prouvé aux Etats-Unis et au Japon. Le chômage élevé est en plus un phénomène spécifiquement Européen, à quoi il faut opposer que dans les pays de l'Europe occidentale du Nord la pauvreté est nettement inférieure à ce qu'elle est aux Etats-Unis.
Le sous-emploi élevé n’est pas principalement dû à l'introduction des nouvelles technologies, car ce phénomène affecte également l’Amérique et le Japon, où le chômage n’excède pas 5%. La concurrence des pays à bas salaires augmente incontestablement mais nos importations de ces pays ne représentent que 8% du total. Leur importance relative ne peut expliquer un taux de chômage de 12%. Quant aux délocalisations, dont les conséquences sociales peuvent être dramatiques pour certaines entreprises - voir Renault - elles non plus s’avèrent être la cause principale de notre chômage. Les investissements de l’étranger en Belgique dépassent toujours nos investissements à l’étranger. Les causes fondamentales du chômage se situent ailleurs.
(1) un facteur-travail devenu trop cher suite aux charges sociales élevées, ce qui accélère la mécanisation et la robotisation. Il faut donc réduire les charges patronales qui grèvent le coût du travail.
(2) une formation et un recyclage professionnels insuffisants. Il est quand même frappant qu’à Bruxelles les 70.000 chômeurs sont tous des unilingues, alors qu’il y a une énorme pénurie d’employés multilingues.
(3) une flexibilité déficiente du marché du travail: trop peu de travail à temps partiel, manque de mobilité géographique, écart insuffisant entre le salaire net et l’allocation de chômage, salaire minimum trop rigide...
Mais il y a de l’espoir. L’introduction de l’Euro va nous obliger à prendre des mesures plus radicales d’ajustement (particulièrement en ce qui concerne la réforme de la Sécu et de l’enseignement professionnel). Les pays d’Europe centrale et orientale vont se redresser économiquement et ouvrir de nouveaux débouchés. L’accroissement de la population Belge est terminée et l’absorption des femmes par le marché du travail en Belgique (700.000 mille en 25 ans) a atteint pratiquement son taux d’équilibre. Tous ces facteurs vont contribuer à résorber le chômage, lentement mais sûrement, à condition que notre pays reste concurrentiel et innovateur.
III. Tout changement n’est pas progrès
Notre conclusion plutôt optimiste, e.a. en ce qui concerne l’économie et le chômage, ne devrait toutefois pas détourner notre attention de la crise actuelle de la démocratie représentative et du fonctionnement déficient de nos institutions. La disparition de la menace extérieure (le communisme) place nos démocraties occidentales devant leurs propres responsabilités. Mais c'est surtout l'extraordinaire complexité de la société moderne qui pose problème. En Belgique nos institutions portent la marque de nombreux compromis communautaires et donc d’un souci de pacification entre néerlandophones et francophones. Mais cela souvent au prix de dépenses budgétaires considérables et d’un manque d’efficacité. En outre la société du savoir produit paradoxalement l'ignorance. En termes absolus les connaissances des citoyens ont augmenté; en termes relatifs, par rapport au "connaissable", elles ont diminué. C'est ce que j’ai appellé "la loi du savoir relatif décroissant". Cette loi s’applique à beaucoup de métiers et de professions. Il en résulte en outre une grande frustration et un divorce entre le citoyen et la politique. La gestion politique devient presque abstraite, à cause de sa technicité. La démocratie égale souvent technocratie. ON gouverne. L'"onitude" s'installe dans tous les rouages de la société contemporaine. La marche blanche d’il y a deux ans fut une protestation spectaculaire contre l’"onitude".
Il existe également une sorte de "fraction du bonheur, décroissante", qui augmente le mécontentement des citoyens à mesure que s'améliore leur prospérité, car leurs besoins augmentent encore plus vite. La médiatisation à outrance (presse, télé et télécratie) contribue à son tour au déclin du discours politique et de sa crédibilité. Il se pose un problème fondamental de communicabilité des enjeux de la société contemporaine, alors que les médias exercent presque inévitablement une censure en ne montrant que le visible, le spectaculaire, le catastrophique et en opérant une réduction simplificatrice mais mutilante de la réalité. Il est temps que la pédagogie prenne le pas sur la démagogie.
La solution réside dans une certaine moralisation de la politique, dans une certaine dépolitisation de la gestion de l'Etat, dans une certaine éducation civique du citoyen (enseignement et médias), dans la responsabilisation des individus, au lieu d’incriminer par facilité la société ou le système, qui sont des abstractions irresponsables.
Il faut en outre courageusement condamner et combattre le retour au passé: le nationalisme, la xénophobie, le racisme, le fondamentalisme, le protectionnisme économique, l’intolérance culturelle et - sur le plan des idées - le post-modernisme, qui donne sa légitimité à l'individualisme exacerbé et permissif.
Il y a dans notre société énormément de générosité et de solidarité. Le sentiment religieux, tourné vers le prochain, n'est pas mort, mais il s'extériorise souvent en dehors des structures écclésiales. L'état de la planète s'améliore. Beaucoup de pays du tiers monde progressent, hormis ceux de l'Afrique noire qui posent un problème tragique. La démocratie se répand davantage de par le monde, depuis l'écroulement du communisme et la fin de la guerre froide. Il faut défendre le tandem "démocratie-économie de marché". Pour ce faire il faut un autre Etat, des pouvoirs publics plus arbitraux et moins gestionnaires. Il importe aussi de maîtriser les dépenses de l'Etat, de réduire la dette publique et de réformer la sécurité sociale, si l'on veut maintenir le modèle belge et européen d’un Etat de solidarité.
Sur le plan international l'on attache enfin plus d'importance aux respects des droits de l'homme, même si le nationalisme refait surface et si plusieurs guerres ethniques font rage.
C'est surtout dans la construction d’une Europe tolérante, démocratique et innovatrice - définitivement pacifiée pour la première fois depuis 2000 ans - que la jeune génération pourra s’investir et réaliser ses idéaux.
Nous savons en cette fin de siècle que tout progrès implique le changement mais que tout changement ne conduit pas nécessairement au progrès. Il faudra davantage orienter le changement, l’axer sur le véritable progrès humain et, le cas échéant, le freiner, voir le combattre si son aboutissement conduisait à un déficit humain. Pour ce faire il faudra dans la cité du XXI ° siècle, peut-être plus qu’aujourd’hui, distinguer le bien du mal dans la gestion de la société.
Il est vrai que la démocratie promeut la liberté et l’état de droit et que l’économie de marché développe la prospérité. Mais érigés en objectifs ultimes de la société, démocratie et marché risquent de réduire la personne humaine à un rouage dans une immense mécanique, une énorme cybernétique politico-économique. Liberté et prospérité pour quoi faire et pour qui?
Il faut que nos contemporains comprennent que la capacité d'améliorer le monde dépend de l'amélioration des hommes et des femmes. En ce sens le XXI ° siècle devra être éthique ou il sera barbare